Johann Wolfgang Goethe

"Cuán insensato es el hombre que deja transcurrir el tiempo estérilmente."

Tuesday, March 13, 2012

Son roman est déconcertant jusqu’au bout car à la fin, cela repart… Un monstre.


Un monstre venu de Hongrie

Attention : un tel livre n’est pas à mettre entre toutes les mains. Non qu’il soit particulièrement toxique. Simplement, il n’est pas du genre à se laisser offrir à n’importe qui : le récipiendaire pourrait ne jamais vous le pardonner. Dix-huit ans d’écriture, cinq ans de traduction, une centaine de personnages : et après ? Effet d’annonce. Ce n’est pas cela qui en fait un grand livre, ni même un événement. Histoires parallèles (Párhuzamos történetek, traduit du hongrois par Marc Martin, avec la collaboration de Sophie Aude, 1 148 pages, 39 euros, Plon) est un monstre ou une cathédrale, c’est selon. Disons alors un livre monstrueux, puisque l’auteur, Peter Nadas (1942) rencontré il y a peu à Paris, nous y invite lui-même. « Si je devais parler de quelqu’un qui a écrit un tel livre, je dirais qu’il ne doit pas avoir d’enfant à lui. C’est mon cas. Sans cela, je n’aurais pu l’écrire. J’ai élevé deux enfants mais ce ne sont pas les miens »
On est pris de vertige dans ce labyrinthe peuplé d’innombrables personnages, véritable palimpseste de destins et d’itinéraires enchevêtrés. Il s’y est engouffré avec une conception claire de sa structure, ce qui l’a autorisé à se livrer à quantité d’improvisations. Cela se passe en Europe entre la fin de la seconde guerre mondiale et la chute du mur de Berlin, le photographe en lui n’hésitant à focaliser sur le souvenir des camps où sur l’insurrection de 1956 à Budapest. Si tous les romans sont irréductibles au résumé de ce qui s’y trame, certains le sont plus que d’autres. Celui-ci est un cas d’école car, outre le travail sur la langue, on assiste au déploiement d'une véritableécriture corporelle, ce phénomène dont Albert Thibaudet disait que, lorsque tout son corps ne tenait pas la plume, il n'écrivait pas. Ma consoeur deLibération s’y est risquée, pas moi ; et si j’admire son exploit, je ne sors pas davantage éclairé sur ce livre fascinant après avoir lu cette critique. Et alors ? C’est sans importance quand tant de romans sont d’une clarté, d’une évidence, navrantes. Le titre Histoires parallèles doit quelque chose aux Vies parallèles de Plutarque ; celui-ci écrit des histoires sans relation de cause à effet ; dans les dialogues de Platon, il n’est question que de problèmes qu’à deux, avec Socrate, ils ne peuvent pas résoudre, ce qui ne gêne en rien la complexité des histoires. Nadas va chercher les explications dans la matière elle-même, où l’Histoire est la lave d’un volcan mal éteint, tout en y faisant bouillir la multitude mitteleuropéenne, Hongrois, Juifs, Allemands, Gitans.
Si cela commence par la découverte inexpliquée d’un cadavre dans un parc en 1989, le genre d’intrigue du type de celles que l’on trouverait dans n’importe quel roman policier, ce serait une manière de dire que l’Histoire avec une grande hache n’est jamais qu’une série de meurtres. Sauf que l’énigme est ailleurs : pourquoi nos contemporains se passionnent-ils pour de petits meurtres sans importance médiatisés à outrance quand ils se désintéressent des responsables des meurtres de masse du siècle des totalitarismes ? Il s’agit bien d’une enquête mais pas celle à laquelle on s’attend : moins une enquête policière ou historique qu’une enquête anthropologique. Tout est parti en fait d’une rencontre fugitive dans un passage clouté au grand carrefour de l’avenue de la République Populaire et du boulevard Bajcsy-Zsilinszky.  Nadas l’a théorisé dans un bref texte écrit plus tard (Almanach, en hongrois Évkönyv paru en1989, et en allemand chez Rowohlt, sous le titre Der Lebensläufer, ein Jahrbuch) expliquant que la littérature est une esclave des relations causales, alors que le non-advenu est plus courant que l’advenu. Comment expliquer que la fiction se focalise tant sur ce qui arrive alors que, dans la vie de tous les jours, ce qui n’arrive pas revêt tellement plus d’importance ? A l’origine, il voulait écrire « Le livre des non-rencontres ». Les gens se croisent et ne rencontrent jamais. Ils se retournent et c’est tout. Chacun poursuit sa vie alors que chacun détermine fondamentalement le sort des autres.. Cette expérience est bien plus courante que les rencontres romanesques : « Ces corrélations secrètes et mystérieuses pourraient-elles trouver place dans la structure close de la narration ? La structure susceptible d’articuler ces récits indépendants les uns des autres ou reliés entre eux, mais toujours clos sur eux-mêmes, n’en viendrait-elle pas à prendre pour modèle le chaos lui-même ? »
Bien que la fresque ait paru il y a sept ans en hongrois, Nadas n’a aucun mal à en parler, à s’y remettre, ce qui est souvent une épreuve pour les écrivains à l’instant d’affronter les traductions à l’étranger : « Pas de problème : ce livre a laissé de telle traces en moi… » Il a l’ambition d’un grand roman européen même si son auteur n’en a jamais eu la prétention. Il voulait juste tenter à nouveau ce qui lui avait résisté dans Le Livre des mémoires : écrire à la première personne tout en sortant de l’individualité afin de confronter l’individu au collectif. En cela le roman se veut ouvert ; et l’on comprend que cette ouverture nous entraîne au-delà du millier de pages dès lors que l’auteur se dit friand de toutes les « machinations de nos sentiments ». Marc Martin, le traducteur, s’est efforcé de rendre le souffle et la rythmique, ceux d’un styliste hors pair, un architecte passionné par les questions formelles mais capable de s’embarquer du côté d’Homère, d’Hésiode et d’Ovide dès qu’on le questionne sur le chaos ; il se demande alors s’il faut l’entendre dans sa forme verbale, auquel cas ce serait « béance », ou dans sa forme nominale, et ce serait plutôt « béant sur le vide ». Il a essayé de suivre la ligne de tension dramatique jusqu’au bout tout en évitant le délayage, soucieux d’en faire au contraire quelque chose de ramassé. ; les fils narratifs sont approchés d’une façon différente que par une causalité simple. On trouve cela chez Tolstoï ou Musil. Mais si vous lui faites observer que certaines scènes de plus de cent pages auraient peut-être gagnées à être, comment dire, ramassées, justement, il vous cite en exemple son modèle admiré : la scène de la calèche dans Madame Bovary, où le lecteur est laissé à son imagination, rien n’étant décrit et le scandale se lisant dans le regard des passants, quant à ce qui a pu se passer à l’intérieur tout un après-midi durant tandis qu’Emma s’offrait à Léon…
Il ne partage pas l’opinion de son ami Imre Kertesz pour qui la Hongrie ne peut vivre que de manière clanique et provinciale tant elle est fondamentalement rétive aux empires (ottoman, austro-hongrois, soviétique). La spécificité de la Hongrie est introuvable : « L’histoire urbaine de ce pays est déséquilibrée ; les villes ont été construites au XIXème siècle. L’envoûtement de Victor Orban sur les Hongrois, après celui de Janos Kandar, est un processus régressif. » L’ambiguïté ? Elle est partout puisqu’elle est dans l’essence même des choses. La solitude ? Ca ne l’intéresse pas. Le sexe ? Il ne l’utilise pas car il se rapporte aussitôt aux organes sexuels, sauf s’ils entrent dans un système érotique en référence aux dieux de l’antiquité à nos jours ; en hongrois, on peut éviter le mot, ce qui est moins le cas en allemand, en anglais ou en français. Le hongrois est très riche en descriptions de bruits, alors que le français est très pauvre ; c’est éclatant dans le thème de la péniche dont les vibrations reviennent souvent dans le roman. Une réflexion d’Antonin Artaud n’a pas quitté l'esprit du traducteur :« Il faut que tout soit rangé au poil près dans un ordre fulminant »
Le roman a fait scandale en Hongrie : on l’a jugé excessivement érotique et insuffisamment nationaliste. Comme si l'auteur s’était trompé dans les doses. Le double reproche s’est fondu en une polémique unique Pour autant, ce n’est pas un roman cosmopolite. Il essaie de comprendre des nationalistes en se mettant dans leur peau à travers certains personnages. Il emploie « déicide » en lieu et place d’ « holocauste » car c’est le mot qu’on employait déjà dans les années 60 en Hongrie. Histoires parallèles est paru en trois volumes sous trois couvertures reproduisant chacune une radiographie d’une partie du corps de Peter Nadas : la colonne vertébrale, le bassin, une main. L’éditeur américain les a remplacées par une photographie signée de son compatriote André Kertesz, l’une de ses fameuses distorsions ; des images déformées comme les phrases et la structure chaotiques du roman ; en fait, elles le sont comme dans certains tableaux de Francis Bacon où les corps sont d’autant plus tordus qu’ils se détachent sur un fond d’une rigueur clinique. En France, un seul volume au lieu de trois, monolithe noir mat qui fait une tache sublime en librairie. C'est un grand roman. On en ressort littéralement soufflé. Mais si vous vous y jetez, c'est à vos risques et périls. Je dégage toute responsabilité. Peter Nadas n'est pas seulement déroutant à l'écrit; à l'oral aussi. Quelles que soient les questions, il part dans la direction de son choix et ne semble répondre qu’à sa voix intérieure, en résonance non avec sa petite musique mais avec la grande musique omniprésente dans sa composition même. Son roman est déconcertant jusqu’au bout car à la fin, cela repart… Un monstre.
("Peter Nadas sans et avec son éditeur parisien Ivan Nabokov" photos Passou; "Distorsions, 1933" et "Place de la Concorde, 1928", photos André Kertesz)

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